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Europe de la défense: que défendons-nous ?
Les armées sont les miroirs des nations. "Faire durer ce que nous sommes" : telle est la promesse fondamentale qui sous-tend chaque stratégie de défense nationale.

L’Histoire nous pose clairement une question identitaire : et nous, Européens, que voulons-nous faire durer ? Et nous, Français, au sein de cette Europe, que voulons-nous défendre ?
La France et l’Europe sont au pied du mur. À l’échelle internationale se structure un « pacte des autocrates », un ensemble d’États qui s’opposent aux valeurs démocratiques, au droit international, et qui défendent une idéologie obscurantiste, réactionnaire, masculiniste et raciste, hostile à toute forme de multilatéralisme. L’Union européenne, confrontée à une remise en cause de sa raison d’être et de ses valeurs fondamentales, doit se réinventer. La France, bien que dotée d’une autonomie stratégique relative et de l’arme nucléaire, ne peut se défendre seule face aux grandes puissances. Elle doit s’appuyer sur des alliances solides et sur une Europe plus forte. Cela implique de renforcer sa politique étrangère et de la rendre plus cohérente dans la défense constante du droit international.
La guerre en Ukraine a révélé que la préparation à un conflit de haute intensité n’était plus une option théorique mais une nécessité immédiate. La France, comme le reste de l’Europe, doit en tirer toutes les conséquences. Cela passe par des choix clairs dans nos priorités stratégiques, ce que notre pays peine à faire depuis trop longtemps. Cela implique aussi une augmentation de notre effort budgétaire et, surtout, une meilleure coordination européenne. Nous ne pouvons plus nous permettre de dépendre des états d’âme de nos alliés. L’autonomie stratégique européenne doit devenir une priorité absolue.
Cet effort financier doit être mené sans remettre en cause notre cohésion sociale. Des solutions existent. L’impôt dit Zucman, voté en première lecture dans le cadre de la niche du groupe écologiste et social, qui vise les grandes fortunes, permettrait de contribuer au financement de notre défense sans peser sur les classes moyennes et populaires. Il est impensable d’exiger un effort des citoyens pour notre défense sans que les plus riches y prennent leur part.
Dans ce contexte, j’ai effectué un déplacement en Corée du Sud en tant que co-rapporteur d’une mission d’information de la Commission défense de l’Assemblée nationale. Face à une menace permanente, la Corée du Sud a fait le choix d’une armée de conscription et d’une industrie de défense en plein essor. Son modèle repose sur de puissants conglomérats industriels, les chaebols, qui structurent l’économie et jouent un rôle central dans l’industrie militaire. Samsung, Hyundai, Hanwha ou encore Kai produisent des armes de pointe destinées à l’armée nationale et à l’export. Cette stratégie lui permet non seulement de maintenir une masse critique de soldats et d’équipements, mais aussi de s’imposer comme un acteur majeur de l’armement en Europe, notamment en Pologne.
Ce modèle contraste avec celui de la France, qui repose sur une armée de professionnels et une recherche de pointe en haute technologie. Cette différence pose une question essentielle : face à la réalité des conflits modernes, devons-nous renforcer notre capacité de masse ou continuer à privilégier la supériorité technologique ? Le rapport issu de cette mission d’information y répondra avant l’été et ce déplacement aura beaucoup contribué à notre réflexion.
Mais au-delà des questions purement militaires, ce déplacement m’a conforté dans une conviction essentielle : notre Défense doit faire durer et renforcer nos valeurs, nos principes, notre identité, en aucun cas les dévoyer. La Corée du Sud est une société sous haute surveillance, marquée par une compétition économique acharnée et de profondes inégalités sociales. Son développement rapide et sa puissance industrielle s’accompagnent d’un contrôle étatique omniprésent, de la surveillance de masse à la restriction des droits syndicaux. La France ne doit pas suivre ce chemin.
Se préparer aux défis militaires du XXIe siècle ne doit pas se faire au prix de notre modèle social. Nos libertés publiques, notre justice sociale et nos protections pour les plus fragiles sont des biens précieux. Ils ne peuvent être sacrifiés au nom d’une militarisation aveugle. Surtout, la participation de la société à l’effort de sécurité nationale ne pourra être garanti que si notre République demeure protectrice, sociale, et offre des espaces d’engagement à l’ensemble des citoyennes et citoyens dans leur diversité.
La Corée du Sud nous offre des enseignements cruciaux sur la nécessité de préparer notre défense, mais aussi une mise en garde. Oui, nous devons réarmer, mais pas à n’importe quel prix. L’enjeu n’est pas seulement militaire : il est éminemment politique et social. L’Europe doit se doter des moyens de sa sécurité, mais elle doit le faire en restant fidèle à ce qui fait sa force : une démocratie protectrice et une société juste. C’est cette double exigence qui doit guider nos choix pour les années à venir.